jeudi 31 décembre 2015

Le menu d'un trouble-fête

Les fêtes de fin d’année, véritables sommations de divertissement et de communion, ont l’impudence de se mesurer à mon plus fidèle et noble compagnon, l’ennui. Cette agression me conduit volontiers, en guise de revanche, à accabler tel interlocuteur sinon toute la tablée de convives des pensées pessimistes auxquelles m’ont conduit trente-six ans de bagne dans un seul crâne, un seul corps, un seul monde, bref, dans une existence désespérément à usage unique. Un aveu si importun ne manque pas de me faire bêtement passer pour dépressif, et le caractère intolérable de mes propos déclenche un engrenage systématique d’objections dont voici la séquence habituelle. A table !

On me déclare que la vie fut pourtant clémente à mon égard jusqu’ici, ce qui est assez vrai. Mais les souvenirs les plus doux ne sont que des vestiges au milieu desquels je déambule les yeux dans le vague et le cœur nostalgique. Je vais même plus loin en suggérant que la lucidité devrait nous conduire à cueillir chaque instant présent, pour peu qu’il soit heureux, avec la même nostalgie. 

On me rappelle combien je cautionnais l’idée de progrès et l’optimisme des Lumières à travers mon intérêt pour les sciences. Je réponds, comme dans un billet précédent, que mon abandon du progressisme ne fait pas de moi un réactionnaire, et que ces amours scientifiques ne furent qu’un palier dans l’errance d’un esprit habité très tôt par le besoin de se confronter au réel. Galilée et Darwin figurent toujours parmi mes révolutionnaires favoris face aux mythes dont les hommes abusent depuis la nuit des temps comme pansements sur les plaies béantes de leur ignorance et sédatifs à leurs angoisses existentielles. Mais derrière ma passion pour l’astronomie se cachait avant tout la dénonciation de l’emprise des illusions sur nos perceptions, et derrière la défense de la théorie de l’évolution le constat d’une frénésie de perpétuation de la vie, qui se joue de nous et dépasse l’entendement scientifique même. 

On m’explique que l’espèce humaine ne saurait être à ce point médiocre et abusée, en prenant cette fois pour preuve les avancées de la civilisation, des institutions, de la politique. Je salue ces succès dont je bénéficie moi-même, mais mesure leur fragilité en rappelant combien le besoin d’organiser la société sous leurs auspices répond justement au constat de la barbarie des hommes. J’ajoute que toute construction sociale ne peut promouvoir la lucidité sans révéler sa propre vanité, et cette contrainte la pousse régulièrement vers des formes d’illusions collectives dont l’histoire nous a montré la dangerosité.

On finit par s’agacer de la dérision que j’oppose à l’altruisme de façade et au sens que chacun s’évertue à donner à son misérable quotidien : ce besoin de sens qui substitue la croyance à la pensée... C’en est trop, et me voici accusé de n’être qu’un triste sire en représentation. Je me demande cependant qui, du pessimiste ou de l’optimiste passant son temps à espérer, du nihiliste ou de l’adepte de toute confession ou idéologie, de l’indifférent ou du prophète souvent quelconque mais toujours totalitaire, est le plus insatisfait, le plus narcissique, le plus redoutable, et au bout du compte le plus pathétiquement comédien ? Toxicomanes de la consolation ! Larves condamnées au cocon à perpétuité ! Tyrans du bonheur cosmétique ! A votre compagnie je préfère celle de mes démons. Les vôtres sont pourtant là aussi, à vos côtés : il vous suffit d’ouvrir les yeux. N’ayez crainte, une fois apprivoisés, ils sont moins néfastes que vous ne l’imaginez - du moins pour autrui, que vous dites tant aimer. Allez donc en votre enfer, et bonnes fêtes.




mardi 29 décembre 2015

La nausée festive



"Je suis en retard. Le salon et la salle à manger sont déjà bondés de gens à qui je n'ai pas vraiment envie de parler. Deux grands sapins bleus ornés de guirlandes clignotantes blanches sont disposés de part et d'autre de la cheminée. Le lecteur de compacts diffuse de vieilles chansons de Noël, enregistrées par les Ronettes dans les années soixante. Un extra en smoking verse le champagne et le lait de poule, confectionne Manhattans et Martinis, ouvre les bouteilles de pinot noir Calera Jensen et de chardonnay Chappellet. Une rangée de bouteilles de porto vingt ans d'âge soutient le bar de fortune entre deux vases de poinsettias. On a recouvert une longue table pliante d'une nappe rouge, elle-même recouverte de plats et d'assiettes et de raviers remplis de noisettes grillées et de homard et de bisque aux huîtres et de soupe de céleri aux pommes et de caviar Beluga et de toasts et de crème d'oignon et d'oie rôtie farcie aux marrons et de bouchées à la reine au caviar et de tartes aux légumes à la tapenade, de canard rôti et de poitrine de veau rôtie aux échalotes et de gratin aux gnocchi et de strudel aux légumes et de salade Waldorf et de coquilles Saint-Jacques et de bruschetta au mascarpone et de truffes blanches et de soufflé au piment vert et de perdreau rôti à la sauge avec des pommes de terre et des oignons et du coulis d'airelles, de pudding à la compote et de truffes au chocolat et de tarte soufflée au citron et de tarte Tatin aux noix de pécan. Partout, des bougies allumées dans des chandeliers Tiffany en argent massif. Et - bien que je ne puisse affirmer qu'il ne s'agit pas là d'une hallucination -, il me semble bien apercevoir des nains vêtus de costumes de lutins, verts et rouges avec bonnet de feutre pointu, se promener avec des plateaux d'amuse-gueule. Préférant ne rien voir, je me dirige droit vers le bar où je descends d'un trait un verre de champagne potable, puis vers Donald Peterson à qui l'on a accroché des bois de cerf en papier sur la tête, comme à la plupart des hommes présents. De l'autre côté de la pièce, j'aperçois la fille de Maria et David Hutton, Cassandra, cinq ans, vêtue d'une robe de velours et d'un jupon Nancy Hasler, sept cents dollars. Après avoir bu mon deuxième verre de champagne, je passe au double Absolut, et, suffisamment calmé, examine la pièce avec plus d'attention. Les nains sont toujours là."

Bret Easton Ellis, American Psycho

lundi 7 décembre 2015

Tu verras

"Dans notre prime jeunesse nous sommes assis devant notre avenir, comme les enfants devant le rideau du théâtre où la représentation va commencer, dans une joyeuse et fiévreuse attente des choses qu’on va voir. Une chance que nous ne sachions pas ce qu’on va vraiment voir… Car à celui qui sait, ses enfants peuvent lui paraître quelquefois comme d’innocents délinquants, qu’on vient de condamner non pas à mort, mais à vivre, sans qu’ils aient encore entendu le détail de leur condamnation. Cela n’empêche pas chacun de se souhaiter un grand âge, c'est-à-dire un état où ils devront se dire « le présent est mauvais, et sera pire de jour en jour », jusqu’à ce que vienne le pire du pire."

Arthur Schopenhauer