mercredi 19 novembre 2014

Autant en emporte la fin

Aujourd’hui encore j’ai rencontré la mort. Elle attendait cette fois au bord de l’Allier que je vienne la "constater". Quel funeste métier, quelle vaine grandeur que la médecine. La moindre journée permet d’éprouver l’insignifiance de chaque vie, à commencer par la sienne. Mon entourage a parfois du mal à saisir ce qui a changé chez moi ; on croit que sur bien des sujets je vire de bord. Ce serait trop simple : si je m’efforce de renier certaines de mes croyances, j’essaie de ne pas en adopter de nouvelles. Car l’exercice de la médecine me fait gagner en clairvoyance sur le tragique de notre existence et l’inutilité de nos espérances. J’ai envie de dissiper les illusions qui me séparent du réel, besoin d’éprouver toujours plus la puissance de démobilisation de cette lucidité qui incite à se méfier de toute vérité.
Sous la pluie, en remontant le chemin boueux en compagnie des gendarmes qui m’ont appelé suite à la découverte du corps suicidé, je pense aux deux dernières disparitions dont se sont emparés les commentateurs et acteurs enfiévrés (donc suspects) de l’addictive actualité. Christophe de Margerie et Rémi Fraisse nous ont été présentés comme deux hommes aux vies antagoniques et aux morts extraordinairement absurdes. Quel aveuglement d’un côté, quelle hypocrisie de l’autre. Leurs morts sont insupportables pour leurs proches, mais sont-elles si "absurdes" pour ces vautours éditoriaux et ces vertueux inquisiteurs ? Car après tout, le PDG qui passe son temps à voler d’un coin à l’autre de la planète ne risque-t-il pas davantage l’accident d’avion ? L’insurgé qui fonce dans la nuit face à des CRS lanceurs de grenades ne s’expose-t-il pas à la bavure policière ? L’ironie, même macabre, contient sa part de réalité : en effet, leurs morts sont d’autant plus tragiques et d’autant moins absurdes qu’elles présentent un lien avec leurs vies. Et bien qu’aucune de ces deux morts ne fût un choix délibéré, elles firent suffisamment sens pour qu’au sein de leurs détracteurs comme de leurs partisans, personne ne se gênât pour les instrumentaliser. Voilà d’ailleurs où se cache la véritable indignité.
Quant à leurs vies, furent-elles si contraires, comme le laissent entendre les mêmes commentateurs ? Personnellement je vois deux hommes pétris de certitudes, certes opposées, mais portés par un besoin finalement assez commun de défendre chacun une vérité, sa vérité. Ces deux hommes n’étaient pas des indifférents, pas des sceptiques, pas des nihilistes. Ils croyaient à l’illusion d’un ordre du monde, et se pensaient en mesure de le défendre ou le combattre. Je ne me sens proche d’aucun d’eux, et je les vois bien plus semblables qu’ils ne se voyaient.


"Comment imaginer la vie des autres, alors que la sienne paraît à peine concevable ? On rencontre un être, on le voit plongé dans un monde impénétrable et injustifiable, dans un amas de convictions et de désirs qui se superposent à la réalité comme un édifice morbide. S’étant forgé un système d’erreurs, il souffre pour des motifs dont la nullité effraie l’esprit et se donne à des valeurs dont le ridicule crève les yeux. Ses entreprises sembleraient-elles autre chose que vétilles, et la symétrie fébrile de ses soucis serait-elle mieux fondée qu’une architecture de balivernes ? A l’observateur extérieur, l’absolu de chaque vie se dévoile interchangeable, et toute destinée, pourtant inamovible dans son essence, arbitraire. Lorsque nos convictions nous paraissent les fruits d’une frivole démence, comment tolérer la passion des autres pour eux-mêmes et pour leur propre multiplication dans l’utopie de chaque jour ? Pour quelle nécessité celui-ci s’enferme-t-il dans un monde particulier de prédilection, celui-là dans un autre ?" 

E. M. Cioran, Précis de décomposition